1Où et comment abattre les animaux? À partir de ces questions que nous oublions volontiers, l’auteur reprend un long débat entamé à la fin du 18esiècle et examine l’évolution progressive des sensibilités face au sang et à la mise à mort. Il montre comment la technique de l’abattage est l’enjeu d’une lutte opposant les bouchers et les vétérinaires. Au 20esiècle, la souffrance animale sert d’argument pour imposer l’étourdissement préalable des animaux, et d’alibi pour disqualifier l’abattage rituel. L’évolution des sensibilités rejoint ainsi l’histoire politique.
2Dans l’agitation médiatique de la campagne présidentielle de 2012, le sujet de la viande halal a provoqué beaucoup d’émotions, le président candidat Nicolas Sarkozy déclarant même le 5mars que «le premier sujet de préoccupation [et] de discussion des Français, […] c’est cette question de la viande halal [1]» Cette irruption dans le débat public de l’abattage d’animaux de boucherie montre combien leur mise à mort cristallise encore des passions qui résultent de tensions identitaires, politiques autant que culturelles. Tout commence lorsque Marine LePen, candidate de l’extrême droite, affirme le 19février que. «l’ensemble de la viande […] distribuée en Île-de-France, à l’insu du consommateur, est exclusivement de la viande halal [2]». Comme si la viande halal avait quelque chose de répugnant, la crainte s’empare d’une partie de l’opinion et de certains dirigeants politiques, principalement de droite. Est-ce dû au simple fait que l’animal dont est issue la viande n’a pas été insensibilisé avant d’être saigné? Cette situation est pourtant autorisée depuis un décret du 18avril 1964. Celui-ci rend obligatoire l’étourdissement des animaux avant abattage mais prévoit une exception pour «l’égorgement rituel [3]».
3La controverse cache mal une hostilité publique à l’islam, mais ce n’est pas un hasard si celle-ci a pris le masque de l’intolérance sociale à la souffrance des animaux [4]. Des associations de protection des animaux ont profité de cette actualité pour dénoncer une fois encore les douleurs des animaux abattus qui n’auraient pas bénéficié d’une insensibilisation préalable [5]. La réaction du Premier ministre, François Fillon, a été la plus révélatrice de cette intolérance: «On est dans un pays moderne, il y a des traditions qui sont des traditions ancestrales, qui ne correspondent plus à grand-chose [6].» Il a donc demandé de «réfléchir au maintien de traditions qui n’ont plus grand-chose à voir avec l’état aujourd’hui de la science [7]». Il a ainsi disqualifié une pratique d’abattage au nom de la science, la rendant étrange et donc inacceptable. Mais derrière le paravent de la science, ce sont les émotions qui parlent et qui constituent un véritable imaginaire social où se mêlent la peur de l’étranger, l’horreur de l’égorgement des animaux, le dégoût de l’épanchement du sang ou l’angoisse face à la souffrance animale.
4Alain Corbin nous a appris à considérer ces émotions et ces sentiments en rapport avec le sang et la violence comme de véritables objets d’histoire [8]. L’hypothèse de départ ici est donc de considérer ces réactions négatives vis-à-vis de l’existence de la viande halal comme le théâtre d’un régime de sensibilités dont l’histoire reste à faire. Il faut expliquer comment aujourd’hui l’insensibilisation préalable à la mise à mort des animaux de boucherie est devenue une norme si forte que son absence provoque une vive intolérance, alors même qu’il y a cent ans à peine, seuls les bovins, et parfois les porcs, étaient assommés à l’aide d’une simple masse ou d’un merlin; et comment une pratique traditionnelle provoque peu à peu un sentiment d’horreur jusqu’à pousser le pouvoir politique à envisager de l’interdire.
5Nous souhaitons ici explorer cette distance historique entre plusieurs régimes de sensibilités à l’abattage des animaux de boucherie, en retraçant l’histoire de leur mise à mort du 19eau 20esiècle. Cette histoire est dominée par deux grandes émotions sociales qui se mêlent et se suivent dans le temps: l’horreur du sang qui s’écoule lors de la nécessaire saignée de l’animal et la sensibilité toujours plus grande à la souffrance (réelle ou supposée) des animaux. Toutes deux vont peu à peu déterminer les seuils de ce qui peut être toléré ou non en matière d’abattage. Ces seuils de tolérance qui sont des seuils de sensibilités s’expriment dans les discours et les représentations, et s’inscrivent dans les pratiques et les réglementations. Leur transformation en normes résulte alors d’un long processus, social autant que politique. Les lieux, les gestes et les acteurs changent à des rythmes incertains entamés à la fin du 18esiècle mais qui tous s’accélèrent au 20esiècle: les abattoirs remplacent les tueries des bouchers, les vétérinaires (ces nouveaux venus de la classe moyenne hygiéniste) imposent leur science aux hommes du métier, le pistolet d’abattage et le gaz rendent obsolète la masse de l’assommage. Un point commun unit toutes ces mutations: un contrôle politique et administratif toujours plus contraignant. Les sensibilités aux modalités de la mort des animaux font désormais partie des stratégies de pouvoir. Nous essaierons ici de les appréhender à l’aide de sources recueillies chez ceux qui, par leur statut social et professionnel (savants, vétérinaires et membres d’association de protection), cherchent souvent à imposer des normes via leur discours.
6Du Moyen Âge jusqu’au 19esiècle et parfois même jusqu’au début du 20esiècle, les animaux de boucherie sont mis à mort dans des tueries individuelles en pleine ville. À proximité de leur étal, les bouchers disposent d’un espace ouvert qui permet à tous de voir l’abattage des animaux. Cela fait dire à Maurice Agulhon que, pour beaucoup de métiers, «en tous temps le travail dans les échoppes et boutiques avait débordé sur la voie publique; quand on en avait besoin, la rue formait pour l’atelier un élargissement commode, en même temps qu’un égout. Bref, depuis toujours, la rue était un lieu où l’on pouvait voir égorger le bétail [9]».
7Dès la fin du 18esiècle, l’hygiénisme des élites sociales commence à vilipender ces lieux qui favorisent les miasmes autant que les scènes jugées immorales. L’épanchement du sang animal et son imprégnation dans la ville cristallisent alors toutes les peurs du malsain. «Le sang ruisselle dans les rues, il se caille sous vos pieds, et vos souliers en sont rougis [10]», rapporte Louis-Sébastien Mercier. Cette invasion, pourtant ancienne, de l’espace public devient source d’une anxiété nouvelle. Le médecin Jacques de Horne, à la veille de la Révolution, promène ainsi son lecteur dans le Paris où les bouchers, installés au nord des Halles, logent et tuent leurs animaux dans leurs cours réduites. Le boucher de la rue de Clery-Ville-Neuve en possède une de quelques pieds carrés:
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«À peine les garçons bouchers peuvent-ils s’y retourner […]. Le sang ruisselle de cette cour dans la rue de Cléry, traverse la rue Saint- Philippe, le ruisseau de la rue Bourbon, pour rentrer dans celui de la petite rue étroite et boueuse des Filles-Dieu, et l’infection qui en résulte nécessairement, est encore augmentée par le sang qui provient d’une autre tuerie placée dans une maison formant l’angle des rues Sainte-Foix et Saint-Spire; de là le sang arrive à la rue Saint-Denis; puis à celle du Ponceau, pour se perdre ensuite dans l’égout [11].»
9La chaussée, comme celle de la rue des Vieux-Augustins, est imprégnée et «les pavés sont en quelque sorte vernissés par le sang des animaux qu’on y égorge [12]». Les passants, indisposés comme ceux de la rue du Petit-Carreau, craignent «des éclaboussures très désagréables [13]». La peur fondamentale du miasme voit dans ce flot de sang, qui charrie aussi les restes de carcasses démembrés, la confirmation de toutes les craintes. «Les ruisseaux de sang qui infectent les rues, le transport des entrailles et des immondices de ces animaux forment l’aspect le plus dégoûtant, et augmentent des exhalaisons funestes [14]», s’alarme Louis Damours, contempteur éclairé des corporations de bouchers. Cette intolérance croissante est comparable aux changements de sensibilités à l’égard du sang humain. Alain Corbin a montré combien «son épanchement à l’intérieur de la ville [15]» devient intolérable au 19esiècle et combien les massacres populaires de la Révolution sont désormais des étrangetés et de véritables repoussoirs [16].
10La création des abattoirs ravit donc les élites sociales et urbaines, apôtres de l’hygiène publique. Jean Reynaud, disciple de Charles Fourier, s’en félicite dans le long article qu’il leur consacre dans l’Encyclopédie dirigée avec Pierre Leroux.
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«Il est aisé de voir que les progrès de la civilisation doivent infailliblement porter avant peu toutes les villes un peu considérables à établir des abattoirs publics. […] On conçoit l’avantage que les abattoirs procurent, sous le rapport de la salubrité, aux villes qui en sont pourvues: l’autorité, ayant une surveillance plus facile sur les animaux que les bouchers se proposent d’abattre, peut, lorsqu’elle est vigilante, empêcher les fraudeurs de répandre dans le peuple des viandes provenant d’animaux malades ou malsains; en outre toutes les tueries se trouvant réunies en un seul lieu éloigné du centre et de la circulation, les habitants des villes ne sont plus condamnés au spectacle dégoûtant du sang des victimes coulant au milieu de la fange des ruisseaux, ni exposés aux exhalaisons putrides qui s’échappent des matières animales que les bouchers négligents laissent trop souvent s’amonceler autour de leurs échoppes; le mouvement des rues se trouve en même temps affranchi de l’embarras du passage des bestiaux, et même des dangers qui en résultent souvent. On peut aussi se demander si les mœurs publiques n’ont point gagné quelque douceur à être ainsi rendues complètement étrangères aux pernicieux exemples de ces scènes cruelles: sans doute, c’est une impérieuse condition de notre nature qui nous force à égorger les animaux pour entretenir notre chair avec la leur, mais il est humain et profitable de laisser tomber un voile sur le tableau des meurtres; il faut qu’ils demeurent relégués dans le silence de l’enceinte où l’utilité publique les commande [17].»
12Ce texte illustre magnifiquement les mutations des sensibilités et les nouveaux rapports que la société bourgeoise entretient avec la mort des animaux de boucherie et le spectacle du sang. Le paysage ici dressé d’une ville calme, propre et silencieuse implique une débiologisation que rendent nécessaire la désodorisation et la déréalisation de la violence et de la mort. Si Jean Reynaud insiste sur l’amélioration de la circulation et de l’hygiène, c’est bien cependant dans le domaine de l’hygiène morale que le succès des abattoirs doit être le plus grand: la disparition du «spectacle dégoûtant du sang» et des «scènes cruelles» doit adoucir les mœurs. Cette dernière idée structure de manière fondamentale le regard de la société industrielle sur ses animaux d’élevage: la violence dans les relations avec eux doit être évitée et, à défaut, cachée.
13Le décret impérial du 9février 1810 qui crée à Paris cinq tueries est l’acte fondateur des abattoirs. Le terme apparaît définitivement dans l’ordonnance de police du 11septembre 1818 qui inaugure la livraison officielle des cinq établissements: trois se trouvent sur la rive droite, celui du Roule, de Montmartre et de Ménilmontant, les deux autres sont ceux de Grenelle et de Villejuif, et tous sont situés à proximité mais à l’extérieur de l’enceinte des Fermiers généraux. Dès lors, les bouchers parisiens ont interdiction de se servir de leurs étables et de leurs tueries particulières pour le séjour et l’abattage des animaux. Devenu communal, l’abattoir est contrôlé par le ministère de l’Intérieur mais dépend aussi du ministère du Commerce en sa qualité d’établissement insalubre.
14À cette fin, la conception du bâtiment joue un rôle essentiel. Il doit incarner dans ses murs et l’organisation de son espace un idéal hygiénique. Éloigné du centre, l’abattoir doit être à l’abri des regards, et donc être entouré de murs élevés, et proche d’un cours d’eau qui, à défaut d’égouts appropriés, emporte et dissout les effluents. Il faut permettre une bonne circulation de l’air tout en limitant les ouvertures naturelles pour empêcher les odeurs d’envahir l’environnement immédiat. Il doit également assurer une évacuation propre et rapide du sang et des effluents liquides par l’emploi massif de l’eau, du ciment aux jointures des pavés et par la mise en place progressive de conduits souterrains. Ainsi sont évitées l’imprégnation du terrain et de l’air par le sang et les miasmes. L’alimentation en eau constitue une préoccupation majeure dès la construction des premiers abattoirs. Le Conseil de salubrité de Paris rappelle en 1839 dans son rapport sur les futurs établissements des Batignolles et de Belleville qu’il faut prévoir «une pompe et un réservoir assez vaste pour contenir l’eau suffisante pour le service de l’établissement», des «ruisseaux pavés» et, afin de soustraire autant que possible le spectacle du sang aux habitants, «les eaux ne s’écouleront que le matin et le soir» [18]. L’eau, dans sa fluidité purificatrice, permet de lutter contre le sang et les effluents stagnants. En facilitant leur évacuation et en diluant leur couleur, elle les rend autant que possible invisibles et imperceptibles aux citadins et, plus particulièrement, au voisinage.
15Il faut se garder de généraliser la situation parisienne et d’imaginer une France du 19esiècle se couvrant d’abattoirs plus ou moins importants. Si à la fin du siècle, les grandes agglomérations possèdent toutes un grand établissement communal, ce n’est pas encore le cas des régions plus rurales. Longtemps les tueries privées sont autorisées, même dans les grandes villes. À Lyon, par exemple, on autorise encore de nouvelles ouvertures: soixante-dix sont ainsi créées entre 1870 et 1900 [19]. Souvent les communes rechignent face à l’influence des corporations de bouchers et pour des raisons financières à la construction d’abattoirs. Une série de lois au début du 20esiècle favorise enfin leur construction en permettant l’existence d’établissements intercommunaux [20] et en facilitant leur financement [21].
16L’enfermement progressif de la mort des animaux de boucherie contribue à l’éloigner de l’environnement sensible de la société. Cet éloignement s’accompagne, pour le public, d’une déréalisation de l’acte de mise à mort qui se manifeste dans le vocabulaire employé pour le désigner. Dans le Dictionnaire de l’Académie française de 1798, l’«abattage» (qui s’écrit «abatage») désigne seulement «entre marchands de bois, la peine et les frais pour abattre les bois qui sont sur pied [22]». Ce n’est que dans l’édition suivante, en 1832, qu’il prend aussi le sens que l’on connaît aujourd’hui: «L’action de tuer, de mettre à mort les chevaux, les bestiaux, etc. [23]» Le terme «abattoir» n’est pas mentionné dans l’édition de 1798 mais seulement dans celle de 1832: «Bâtiment où l’on tue les bestiaux pour les boucheries [24].» Il va peu à peu se substituer au mot «tuerie» jusqu’à le rendre obsolète au cours de la seconde moitié du 20esiècle. Sa définition en qualité de «lieu où l’on tue des animaux pour en vendre la chair à la boucherie [25]» a disparu dans la huitième édition de 1935. On observe le même phénomène lexical à propos d’une autre activité qui a trait à la manipulation des cadavres d’animaux, l’«équarrissage». L’abandon définitif au 19esiècle des mots «écorcher», «écorcherie», «écorcheur» employés depuis le Moyen Âge pour désigner cette activité et la généralisation d’«équarrissage» et d’«équarrir» traduisent aussi dans le langage le souhait d’éloigner le sang animal et la mise à mort. L’«abattage» et l’«équarrissage» renvoient à une action plus propre, plus technique et surtout plus végétale, celle de la forêt, du menuisier et du charpentier. «Écorcher», «tuer», «sacrifice» évoquent l’organique et le sang; ils sont le signe trop évident de ce qui apparaît désormais comme une violence. Cette végétalisation de la mise à mort des animaux est décrite par l’anthropologue Noëlie Vialles dans son ethnographie des abattoirs des pays de l’Adour pendant les années 1980. Elle montre comment dans les abattoirs industriels de la seconde moitié du 20esiècle, le travail s’assimile à un processus de végétalisation qui permet d’accepter la transformation d’un animal vivant en une substance consommable et non en un cadavre répugnant [26].
17Cette déréalisation a également été favorisée par la dissociation qui s’est faite progressivement entre le «tueur» et le «boucher», depuis toujours confondus. La généralisation des abattoirs et l’attachement à ces établissements d’un personnel fixe ont contribué à spécialiser et à disjoindre les tâches de l’abattage. Le «tueur» reste à l’abattoir et le boucher se voit «innocenté» de la mort de l’animal. Il peut alors d’autant mieux se consacrer à un commerce que l’hygiénisme des 19eet 20esiècles veut toujours plus «propre» et contrôlé. Le constat de Norbert Elias quant au dégoût progressif qu’inspirent les animaux entiers posés sur les tables lors des repas de la noblesse et de la grande bourgeoise à l’époque moderne peut dès lors s’appliquer à l’évolution de l’abattage des animaux: «Ce qui offense la sensibilité est relégué maintenant dans les coulisses, loin de la vie sociale [27].»
18À partir de la fin du 19esiècle, au moment où l’enfermement des animaux de boucherie dans les abattoirs se généralise, on remarque dans les discours savants un souci nouveau de la manière de mettre à mort les animaux. Comme si, une fois assurées l’hygiène et la moralité publique, la crainte se fixait désormais davantage sur la souffrance des animaux que sur l’épanchement de leur sang. Dans ces abattoirs, tout comme d’ailleurs dans les tueries d’Ancien Régime, les animaux sont saignés, à l’aide d’un couteau. Les veaux, comme les cochons et les ovins, sont le plus souvent saignés directement même si certains abattoirs pratiquent un assommage préalable, notamment dans le cas des porcins. Pour les plus grands animaux comme les bœufs et les chevaux, la saignée est précédée de l’assommage à l’aide d’une masse afin d’assurer par l’étourdissement de l’animal une meilleure sécurité du tueur.
19Voici comment Louis-René Baillet, vétérinaire à Bordeaux et inspecteur général du service des viandes, décrit la mise à mort d’un bœuf au cours des années 1870:
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«L’assommage consiste à renverser l’animal, dont la tête est maintenue attachée au sol, par un coup de massue appliqué soit sur la nuque, soit sur le front, et à compléter le premier étourdissement produit, par d’autres coups du même genre jusqu’à ce que l’œil du sujet ait perdu toute expression, et que les mouvements de la tête et des membres soient anéantis [28].»
21En général, les coups portés sur la nuque provoquent une chute violente de l’animal et entraînent un risque d’endommagement des muscles et donc de la viande. C’est pourquoi on privilégie ceux portés sur le front, car la bête tombe à terre les quatre pattes pliées sous le corps. Dans les deux cas, toute la difficulté est de ne pas endommager la cervelle, abat précieux qu’il importe de ne pas rendre impropre à la vente. En remplacement de la masse, les vétérinaires recommandent le merlin, utilisé dans les abattoirs de la Villette dès les années 1870, car ils estiment qu’il procure une mort plus rapide. Le merlin est une masse en fer en forme d’emporte-pièce d’un côté et de crochet de l’autre. Un seul coup suffit, s’il est bien ajusté, à foudroyer l’animal en enfonçant l’emporte-pièce au milieu du front. Néanmoins, l’outil est loin de faire l’unanimité. Il demande une grande habileté pour effondrer la bête d’un seul coup sans endommager la cervelle et nécessite l’emploi d’une baguette (appelée aussi jonc et interdite par la suite) introduite dans l’orifice pour atteindre la mœlle épinière. De plus, alors que dans le cas de l’assommage le regard de l’animal porte vers le sol, la précision du coup porté par le merlin exige que la tête de la bête soit plus relevée. Le risque qu’elle voie le coup et qu’elle essaie de l’esquiver est donc plus grand, nécessitant le port d’un masque. Un nouvel appareil mis au point par un certain Bruneau et mis en service au cours des années 1870 connaît un succès qu’il est difficile d’estimer. Il est signalé comme obligatoire dans de nombreux abattoirs à la fin du siècle (Bordeaux, LaRochelle, Reims, Tours [29]). L’appareil consiste en un masque de cuir au centre duquel se trouve une plaque de fer portant un boulon mobile. Le masque est posé sur les yeux et le front du bœuf ou du cheval puis «on frappe avec un maillet en bois sur la tête du boulon, qui pénètre de cinq à six centimètres dans la cervelle de l’animal, lequel est tué presque instantanément [30]». L’introduction d’une baguette dans le trou du crâne reste pourtant nécessaire. Par rapport au merlin, le masque de Bruneau nécessite une force musculaire moindre et facilite le geste en rendant bien visible la tête du boulon. Mais les tueurs lui ont très vite reproché les manipulations qu’il exigeait, car il était souvent difficile d’appliquer correctement le masque sur la tête d’un animal et c’est d’ailleurs pour cette raison qu’il a été abandonné.
22Dans les premières décennies du 20esiècle, les outils de mise à mort, y compris le merlin qui s’est pourtant généralisé, sont de plus en plus critiqués. L’usage du masque de Bruneau se raréfie également. Le simple assommage à la masse, de plus en plus condamné par les vétérinaires, est interdit à l’abattoir de Lyon en 1928. En fait, ces modes de mise à mort commencent à être sérieusement concurrencés par le pistolet d’abattage, venu d’Angleterre. Un vétérinaire en décrit un modèle dans sa thèse de doctorat de 1937:
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«Un canon armé à l’une de ses extrémités d’une culasse destinée à recevoir une cartouche dont la dimension varie suivant l’animal à tuer (bœuf ou mouton). La cartouche détonne sous l’action d’un percuteur à tige centrale […]. Le canon est appliqué sur le milieu du front à l’endroit où la paroi osseuse est mince. La balle est demi-blindée, elle traverse le cerveau et le cervelet. L’animal tombe aussitôt, engourdi et insensible [31].»
24Cet instrument fait rapidement place à un autre type de pistolet, doté d’une tige percutante. «L’explosion de la cartouche fait pénétrer dans le crâne de l’animal à sacrifier une tige d’acier qui, commandée par un ressort, revient automatiquement en place après l’opération [32].» En France, deux brevets sont déposés en 1928 et un modèle est utilisé aux abattoirs de LaMouche, à Lyon, en 1930, et imposé aussitôt par arrêté municipal [33]. L’entre-deux-guerres est propice au développement d’autres outils de mise à mort. L’électricité et le gaz sont ainsi expérimentés. La première cherche à provoquer une insensibilisation par électro-narcose. Elle reste marginale dans les abattoirs, mais on trouve déjà à la fin des années 1930 des pièges électriques à électrodes pour les petits animaux (notamment les porcs) à Orléans, Lyon et Paris. De même, le gaz est employé dans certains abattoirs pour asphyxier les bêtes, essentiellement des porcs, et ainsi les anesthésier avant la saignée [34].
25Dans les années 1940, les grands abattoirs font évoluer leur réglementation dans le sens souhaité par les vétérinaires. À Lyon, Valenciennes ou Rouen, les tueurs doivent nécessairement utiliser le pistolet d’abattage. À Paris, depuis 1942, l’insensibilisation avant la saignée est rendue obligatoire. Le décret de 1964, en imposant cet étourdissement préalable sur tout le territoire parachève l’évolution du mode d’abattage et donne aux modalités de mise à mort des animaux de boucherie une norme nationale qui vise à faire disparaître les particularités locales. Un arrêté accompagnant le décret fixe la liste des procédés autorisés pour provoquer l’étourdissement: la masse et le merlin ont disparu, seuls désormais le pistolet d’abattage à tige percutante et l’anesthésie par l’électricité ou le gaz sont autorisés.
26Pour mieux comprendre les motivations qui ont permis l’évolution de l’abattage des animaux de boucherie, faisons un détour vers un autre type d’abattage, non alimentaire: celui des chiens de la fourrière. À partir de la seconde moitié du 19esiècle, une véritable police des chiens vise à lutter efficacement contre les chiens errants. Les fourrières prennent de l’importance et accueillent de plus en plus de chiens destinés à l’équarrissage. Elles deviennent ainsi des nouveaux lieux de la mise à mort des animaux en ville.
27À la fourrière de Paris, jusque vers 1880, les chiens sont pendus. Un journaliste décrit ainsi leur supplice:
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«[Pour] abréger leur agonie qui, livrée à son cours naturel, se fût parfois prolongée au-delà de trente minutes –tant la cohésion de leurs vertèbres supérieures est rebelle à la rupture connue sous le nom de coup du lapin–, on s’efforçait, par de vigoureux coups de marteau appliqués sur le crâne, d’y déterminer au plus vite une congestion [35].»
29C’est à cette époque que le dispositif mécanique et chimique de la chambre d’asphyxie qui provient des fourrières britanniques remplace les techniques sommaires de la pendaison et des coups de marteau. Un journaliste du Figaro décrit le nouveau système mis en place dans les années 1880:
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«Dans des wagonnets treillagés les bêtes sont entassées, on pousse le tout sur des rails jusque dans une immense caisse de fer dont on referme les portes, on ouvre un robinet, le gaz –du gaz d’éclairage– emplit la chambre, et cinq minutes après on retire un tas de cadavres convulsés, yeux ouverts, langue pendante, qu’on met en morceaux pour l’équarrisseur [36].»
31Ce premier système d’asphyxie est encore jugé trop douloureux. Lorsqu’on retire les bêtes de la chambre, «les attitudes cadavériques, les gestes immobilisés révèlent la souffrance, une lutte suprême, de la vie qui s’est débattue, vainement [37]». Ces preuves d’une agonie douloureuse jugée trop longue motivent le don à la fourrière par L’Assistance aux animaux d’une nouvelle machine, le «cynoctone». Cette société de bienfaisance fondée en 1900 s’est notamment donné pour mission «de faire mourir avec ménagement ceux dont la vie douloureuse, ne pouvant être qu’un long martyre, doit absolument être abrégée [38]». Le cynoctone est mis en service en 1902 et assure une asphyxie par un mélange de gaz carbonique et de chloroforme.
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«[Il] se compose d’une cage à barreaux de fer, dans laquelle on enferme les animaux voués à la mort. Dès qu’elle est pleine, la cage installée sur le plateau d’un ascenseur ou d’un monte-charge descend de deux ou trois mètres et se trouve dans une chambre remplie d’un mélange d’acide carbonique et de chloroforme. Au bout de six minutes, la cage remonte et ne contient que des cadavres [39].»
33C’est ainsi que jusque dans les années 1960, la chambre à gaz de la fourrière parisienne de Vaugirard asphyxie chaque jour par dizaines les chiens indésirables. Elle transforme ainsi, bien avant les abattoirs, la mise à mort d’animaux en travail ordonné, presque industrialisé. Les vertus désinfectantes et désodorisantes que l’hygiène publique du 19esiècle attribue au gaz trouvent ici leur plein épanouissement en participant à l’élimination d’animaux jugés nuisibles à la salubrité de la ville et à l’environnement des citadins. Mais le gaz a une autre vertu: il rend la mort invisible et incolore. Cette invisibilité évite l’atteinte au corps et l’écoulement du sang. Son utilisation dans une chambre close cache au regard l’opération mortelle et renforce ainsi l’abstraction de la mise à mort et de la transformation du corps vivant en cadavre. Ces méthodes de la fourrière parisienne permettent de mieux comprendre comment, à l’orée du 20esiècle, la chambre à gaz en tant que technique de mise à mort n’apparaît pas comme un dispositif cruel mais au contraire comme une machine à tuer humanitaire. Elle est pensée comme un progrès, comme une application des principes de douceur et de compassion envers les animaux domestiques et notamment les chiens.
34L’historien trouve de plus en plus de sources sur l’abattage des animaux de boucherie au 20esiècle, également en raison du contexte social et politique. La relégation de la mort des animaux de boucherie dans les abattoirs a favorisé le contrôle administratif et sanitaire des pratiques d’abattage. Gestes et outils de la mise à mort deviennent l’objet d’une surveillance accrue de la part des autorités vétérinaires, ces nouveaux agents de l’État hygiéniste qui parlent et écrivent (cela fait partie de leur légitimité scientifique et institutionnelle) plus que les bouchers et leurs ouvriers. Leurs écrits deviennent plus nombreux et surtout plus audibles, car leur position institutionnelle et professionnelle s’est affermie.
35L’existence d’une médecine vétérinaire est récente. C’est au cours de la seconde moitié du 18esiècle et surtout au 19esiècle qu’elle commence à se distinguer, non sans difficulté, des pratiques empiriques de la médecine populaire et des savoirs artisanaux des maréchaux-ferrants, notamment par la création et le développement des écoles vétérinaires. L’action de l’État dans la formation des vétérinaires résulte de la volonté de lutter plus efficacement contre les épizooties qui déciment régulièrement le cheptel. Les animaux d’élevage prenant toujours plus de poids dans l’économie agricole, la médecine vétérinaire est sollicitée: on en attend un approfondissement du savoir relatif aux maladies animales, notamment transmissibles à l’homme, mais aussi qu’elle fournisse des experts au service de l’État. Ce rôle d’expert public ne devient possible que par la constitution d’un savoir scientifique autonome sur les animaux. Le succès de la médecine humaine anatomo-clinique dans la première moitié du 19esiècle, celui de la physiologie médicale dans la seconde moitié du siècle, expliquent que l’anatomie et la physiologie constituent les enseignements principaux des écoles vétérinaires au cours du siècle. Ayant pour objectif d’améliorer la santé des animaux de rente et d’en tirer une productivité maximale, les écoles vétérinaires placent la pathologie au cœur de leur enseignement et de leur recherche. L’assise scientifique de la médecine vétérinaire est confortée au tournant du 20esiècle par l’étroite collaboration avec Louis Pasteur et sa contribution importante à la bactériologie. L’instauration d’un doctorat de médecine vétérinaire au cours des années 1920 consacre la discipline en tant que science médicale indépendante.
36Depuis la création des abattoirs à Paris, la mise à mort des animaux devient progressivement un objet de pouvoir sur lequel l’État et les pouvoirs publics cherchent à exercer un contrôle de plus en plus précis. But essentiel de la pensée hygiéniste, le souci d’assurer une alimentation saine à la population est devenu une préoccupation politique de première importance. C’est principalement à partir de la Troisième République que l’État mène une politique sanitaire plus interventionniste qui s’appuie en toute logique sur le corps des vétérinaires, représentants d’une jeune classe moyenne méritocratique dont la légitimité tient à un savoir scientifique. La loi du 21juillet 1881 initie une véritable police sanitaire en France en créant un service des épizooties dans chaque département. La loi du 5avril 1884, notamment, oblige chaque commune à organiser l’inspection sanitaire des abattoirs. Les vétérinaires en sont les hommes forts et les garants statutaires. Confortés dans leur rôle d’experts en salubrité publique, ils fixent et assurent progressivement le respect de normes dont ils sont aussi les principaux inspirateurs [40]. Ils deviennent ainsi peu à peu de véritables fonctionnaires qui accompagnent la mise en place de nouvelles normes d’hygiène et l’essor de nouveaux régimes de sensibilité.
37La pensée hygiéniste qui avait contribué à rendre l’épanchement du sang intolérable continue son œuvre à travers le travail des vétérinaires. Ces hussards de l’hygiénisme ne restent pas insensibles à l’émergence d’une sensibilité nouvelle aux animaux qui se structure socialement à partir du milieu du 19esiècle et de la fondation de la Société protectrice des animaux (SPA) en 1845. Le désir de réforme de la mise à mort des animaux de boucherie est donc aussi un reflet de l’influence grandissante du mouvement d’opinion que constitue la protection des animaux. La volonté de protéger les bêtes d’une souffrance inutile (un assommage maladroit ou un égorgement) répond à des sensibilités différentes qui se mêlent au sein même des sociétés et associations de protection à partir de la toute fin du 19esiècle pour s’affirmer de plus en plus tout au long du 20esiècle. D’un côté, une protection humanitaire et utilitaire, qui reste majoritaire, notamment chez les vétérinaires et à la SPA, jusqu’au milieu du 20esiècle, et, de l’autre, une protection plus animalitaire qui reste longtemps minoritaire mais qui devient de plus en plus forte au cours de la seconde moitié du siècle [41]. Dans le premier cas, la question n’est pas tant de protéger les animaux que de protéger les hommes du spectacle de la violence. La protection des animaux relève donc d’abord d’une pédagogie philanthropique, d’«un problème de relation à l’humanité, et non de relation à la nature [42]», pour reprendre les mots de Maurice Agulhon. Elle est une protection avant tout humanitaire, dont l’objectif premier est le bien des hommes. La position animalitaire est plus centrée sur l’animal lui-même et se justifie par la seule sensibilité face à la fragilité et à la détresse d’un être vivant sans défense. L’anthropologue Jean-Pierre Digard la qualifie d’animalitaire [43], car elle fait passer au second plan la volonté de réforme morale, afin de protéger l’animal pour lui-même et contre les mauvais agissements humains [44]. Au 20esiècle, et surtout à partir de l’entre-deux-guerres, les vétérinaires manifestent un souci de plus en plus marqué de réduire la souffrance des animaux, notamment aux abattoirs. Dans l’avant-propos de sa thèse de doctorat, un jeune vétérinaire de la fin des années 1930 estime ainsi que l’abattage est un «acte brutal et égoïste, nous ne pouvons le supprimer, mais il est possible de l’humaniser, et c’est au vétérinaire dont le rôle est de soulager la souffrance des animaux qu’incombe plus qu’à tout autre, ce devoir [45]». Pour lui, «les méthodes d’abattage doivent donc répondre à une condition primordiale: celle d’entraîner instantanément la mort ou d’assurer au moins la perte immédiate et complète de la sensibilité consciente [46]». En 1942, un autre vétérinaire hiérarchise les devoirs de l’abattage et place en tête le souci «humanitaire [47]» et ce avant la sécurité des ouvriers, l’intérêt économique et la qualité sanitaire des viandes.
38Les premières critiques vétérinaires de l’assommage par la masse relèvent de la morale protectrice et de l’intérêt économique. La maladresse du tueur risque d’accentuer la douleur de l’animal «dont l’anéantissement ne survient quelque fois qu’après douze ou quinze coups de masse» et de favoriser un épanchement de sang dans le cerveau qui accélérerait la décomposition de la viande, déclare le vétérinaire Louis-René Baillet [48]. La volonté de remplacer la masse par le merlin à la fin du 19esiècle répond donc autant aux sensibilités zoophiles qu’à l’intérêt productif de l’abattoir. L’efficacité du geste qui doit insensibiliser l’animal permet un gain de temps favorable à l’économie de l’abattoir. Jusqu’aux années 1960, les préoccupations des modes d’abattage relèvent toujours de cette alliance entre sensibilité soulagée et efficacité économique. L’avènement et la généralisation des pistolets d’abattage au milieu du 20esiècle répond à cette double exigence. Leur efficacité satisfait à la fois les objectifs des vétérinaires et les sensibilités protectrices. Il rend le travail du tueur plus simple, plus sûr, et donc plus productif; la mort est plus prompte et la souffrance de l’animal plus brève. La masse et le merlin sont finalement interdits, parce que leur maniement paraît à la fois plus violent, moins rapide et moins sûr que celui du pistolet dont la forme cylindrique est éloignée de l’arme de guerre. Le mouvement de la masse ou du merlin qu’exécute le tueur donne un spectacle bien plus impressionnant par l’effort physique qu’il nécessite et le choc violent qui le termine. Il est presque identique à celui du bourreau lors de la décapitation et à celui de l’assassin qui poignarde. Aussi, la simple application du pistolet sur le front de l’animal rend le geste qui tue (la tige perforant la tête) invisible, plus propre et donc bien plus acceptable.
39À l’égal de la guillotine qui avait discrédité le savoir-faire artisanal du bourreau, les nouveaux modes d’abattage rendent obsolète la gestuelle précise du tueur d’abattoir. Le parallèle est loin d’être fortuit car la réforme des modes d’abattage s’inscrit bien dans l’évolution des sensibilités face au supplice humain et aux exécutions publiques [49]. La volonté d’imposer le pistolet d’abattage est peu éloignée de celle qui a institué la guillotine à partir de 1792. La machine «permet d’éviter le massacre [50]» et supprime le spectacle de la mort en la rendant instantanée. «Le théâtre de la souffrance est aboli [51]», écrit Alain Corbin à son propos. Le pistolet à tige percutante permet lui aussi d’éviter tout spectaculaire, de même que les cris d’animaux provoqués par un abattage maladroit: «Nous avons encore à nos oreilles les cris lamentables et assourdissants du porc qu’on saigne [52]», écrit un vétérinaire, très sensible, en 1942. Pour toutes ces raisons, le pistolet employé dans les abattoirs est désigné comme «pistolet humanitaire» ou encore «tueur humanitaire». Cet oxymore résume parfaitement le désir de rendre acceptable une mort nécessaire.
40L’imposition du pistolet d’abattage passe par un discours de discrédit des méthodes utilisées que vétérinaires et protecteurs s’évertuent à qualifier d’anciennes. Tout au long du 20esiècle, on dénonce, dans un discours qui relève clairement de la domination sociale, les méthodes anciennes, barbares, inhumaines des tueurs qui persistent à employer des merlins et des masses longtemps après leur interdiction. Surtout, s’en remettre à l’habileté de l’ouvrier crée une incertitude de moins en moins tolérée par ceux, vétérinaires et autorités publiques, qui ont en charge le fonctionnement général de l’abattoir, et donc le souci de sa productivité tout autant que de sa moralité.
41La volonté de disqualifier les gestes artisanaux des ouvriers doit donc aussi se lire comme un affrontement social relativement sourd entre une catégorie professionnelle de la classe moyenne issue de la méritocratie républicaine (les vétérinaires administratifs) et les bouchers et ouvriers des abattoirs. Déjà, tout au long du 19esiècle, la lutte avait été visible entre les bouchers, qui refusaient l’installation d’un abattoir dans leur commune, voyant dans cet établissement une perte de leurs libertés de travail, et les vétérinaires apôtres de l’hygiénisme et du contrôle public d’une activité qui pouvait menacer la santé publique [53]. Au début du 20esiècle, la victoire des abattoirs étant remportée par les vétérinaires, leur volonté de modernisation sanitaire autant que morale gagne alors les gestes de l’abattage, autrement dit le savoir-faire des ouvriers. Mais dans les faits, l’organisation encore artisanale d’abattoirs comme ceux de la Villette, ouverts en 1867, et même ceux de Vaugirard à Paris en 1896 et présentés comme des abattoirs modernes, limite fortement l’influence des vétérinaires. En effet, jusque dans les années 1960, les abattoirs sont constitués d’une série de tueries individuelles, des échaudoirs, bien plus difficiles à contrôler qu’un immense hall et des chaînes d’abattage comme c’est déjà le cas aux États-Unis ou en Allemagne. À Paris, malgré l’obligation de l’insensibilisation préalable en 1942, on peut encore voir, dans le film de Georges Franju Le Sang des bêtes de 1949, les veaux être saignés sans avoir été étourdis. À la fin des années 1960 encore, après le fameux décret de 1964, un vétérinaire raconte que lors de visites à l’improviste dans les abattoirs des grandes villes, on trouve de nombreux ouvriers qui emploient des méthodes désormais illégales [54]. Cette résistance des ouvriers d’abattoirs (et des bouchers pour lesquels les modalités de saignée importent quant à la conservation de la viande) peut se lire comme un signe d’attachement à des gestes pensés comme fondateurs d’une véritable identité professionnelle et d’une compétence plus proche du véritable métier artisanal que du simple travail mécanique de l’usine [55]. L’arrêté qui accompagne le décret du 16avril 1964 précise désormais que le pistolet d’abattage à tige percutante, l’anesthésie par l’électricité ou le gaz sont les seules «installations» qui doivent assurer «la sécurité des personnes», «éviter aux animaux toute douleur inutile», «être d’un maniement facile et rapide, permettant un rythme normal du travail dans les abattoirs» et «être peu bruyants» [56]. Toutes ces prescriptions résument parfaitement les nouvelles exigences qui dominent désormais la mise à mort des animaux: celle-ci doit être silencieuse, indolore et répétitive.
42Le décret du 16avril 1964 impose sur tout le territoire national l’obligation d’étourdir avant de les saigner «les animaux des espèces chevalines, asine et leurs croisements, les animaux des espèces bovine, ovine, caprine et porcine [57]». Ce décret est l’aboutissement d’un souhait que les vétérinaires exprimaient depuis plusieurs années. Face à la diversité des règlements locaux, ils militaient pour une harmonisation nationale comme le réclamait le vétérinaire Augustin Fourniès en 1942:
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«Une loi nouvelle et strictement appliquée devrait exiger des méthodes d’abattage: qu’elles donnent instantanément la mort, ou tout au moins, qu’elles assurent à l’animal une perte immédiate et complète de la sensibilité consciente [58].»
44Surtout, il ancre définitivement dans les pratiques la sensibilité nouvelle à la souffrance animale. Minoritaire encore au 19esiècle, elle inspire désormais la norme nationale. Cela montre comment un régime de sensibilités s’est peu à peu imposé au pouvoir politique, en acquérant valeur de principe moral.
45Ce décret n’a pu voir le jour que par l’évolution du mouvement d’opinion de la protection animale au 20esiècle. Le bestiaire des associations et sociétés de protection a longtemps été focalisé sur les chevaux et, à partir des années 1900, sur les chiens. Les animaux de boucherie, hormis le veau symbole de la douceur animale, ont pendant longtemps peu intéressé les militants de la cause animale. Il faut attendre le milieu du siècle pour que leurs conditions de vie et d’abattage deviennent un véritable enjeu de la protection. C’est en ce sens que l’Œuvre d’assistance aux bêtes d’abattoirs (OABA) est créée en 1961. La campagne publique que mène alors sa fondatrice, Jacqueline Gilardoni, pour l’insensibilisation préalable à la saignée est pour beaucoup dans la décision politique de 1964 [59].
46Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la République a été particulièrement attentive à la question de la souffrance animale et aux sollicitations d’une protection animale devenue un mouvement d’opinion de plus en plus puissant. De ce point de vue, le décret de 1964 sur l’abattage s’inscrit dans une série de décisions politiques qui visent à établir dans la loi et les règlements les exigences de la sensibilité nouvelle à la souffrance animale et la volonté de la diminuer [60]. En 1951, par la loi du 24avril, l’État clarifie la situation légale de la corrida en réaffirmant son interdiction sauf «là où la tradition est ininterrompue [61]». En 1963, la loi du 19novembre crée le délit de cruauté envers les animaux domestiques.
47Il y a ici une évolution nette du pouvoir politique face aux régimes de sensibilité de la société française. Si la Seconde République a voté, en 1850, la loi Grammont qui, la première, pénalise les mauvais traitements infligés en public aux animaux domestiques, la Troisième République libérale est restée rétive à toute législation contraignante en la matière. Alors même qu’elle a fait de la protection des animaux une des sources de la morale républicaine à l’école [62], elle n’a jamais voulu imposer son régime de sensibilité à l’ensemble des citoyens. Maurice Agulhon en fait le constat: le jacobinisme républicain hésite «à défendre une cause qu’il sait légale et qu’il croit juste lorsque celle-ci heurte de front les coutumes d’un pays auquel on tient à ne pas déplaire [63]». De ce point de vue, la Cinquième République marque un tournant. L’État, de plus en plus impliqué à travers ses services vétérinaires, n’hésite plus à édicter en norme un régime de sensibilité. Certes, comme pour la corrida et le combat de coqs, le décret de 1964 autorise des exceptions.
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«La saignée ne pourra être pratiquée sans étourdissement préalable que dans les cas suivants: 1°Accident nécessitant, d’extrême urgence, l’abattage sur place; 2°Égorgement rituel [64].»
49Mais l’exception ici n’est plus territoriale, comme pour la corrida et le combat de coqs [65], elle est religieuse et culturelle. En voulant édicter une norme nationale du sensible, l’État prend le risque d’exclure du régime commun des sensibilités des citoyens qu’il devient facile de déclarer insensibles et donc inhumains. Dès lors, c’est au prisme d’une histoire des sensibilités que doit aussi s’étudier l’exclusion sociale des musulmans au cours de la seconde moitié du 20esiècle. Avec ce corollaire apparemment imprévu, que l’hostilité à des groupes humains peut désormais prendre le masque plus seyant de la sensibilité au sort des animaux.
50Au 20e siècle s’opère une mutation claire et durable du régime de sensibilités à la mise à mort des animaux de boucherie. Au siècle précédent, l’attention sociale est d’abord une intolérance au spectacle public de la mise à mort. C’est la sensibilité de l’œil qui est de plus en plus heurtée par l’épanchement de sang provoqué par l’abattage. L’enfermement dans les abattoirs correspond donc à l’exigence d’un repos du regard: il faut soustraire le regard des hommes au spectacle de la violence, du sale et du sang.
51Devenue tout à fait invisible au 20esiècle, la mise à mort des animaux de boucherie continue cependant à heurter les sensibilités. Mais l’intolérance prend désormais des formes nouvelles. L’insupportable ne relève plus du spectacle mais de l’acte lui-même. Il ne s’agit plus seulement d’éviter notre propre souffrance à voir ces animaux mis à mort mais d’éviter notre souffrance à les savoir souffrir par cette mise à mort.
52Cette distinction entre voir et savoir prend toute sa valeur dès lors que nous tentons d’isoler les caractéristiques propres au 20esiècle d’un régime de sensibilité. Il faut, plus qu’au siècle précédent, prendre en compte l’essor des savoirs scientifiques (ici de la médecine vétérinaire puis récemment des neurosciences) et la capacité plus grande des individus à s’informer. Les sensibilités sont ainsi davantage intériorisées. Ce ne sont plus les sens qui sont heurtés mais la conscience tout entière.
53La transformation d’un régime de sensibilité et l’évolution des normes sociales qui en découlent rendent également inévitable un plus grand apport de l’histoire sociale. Si l’histoire culturelle et juridique permet de suivre l’élaboration et l’expression d’un tel régime, une sociologie historique permettrait de mieux cartographier les rapports sociaux qui en découlent. Nous avons vu comment, au 19esiècle, l’horreur du sang de la mise à mort des animaux naît chez une élite urbaine qui n’accepte plus l’environnement visuel et olfactif des bouchers, au siècle suivant, comment le discours des vétérinaires stigmatisent les ouvriers des abattoirs et aujourd’hui comment les éleveurs peuvent être la cible de citadins animalistes. La construction des régimes de sensibilité est aussi le résultat d’interactions entre acteurs sociaux présidés par des enjeux de domination, de résistance et de compromis [66]. Une analyse plus fine de ces rapports sociaux renforcerait indéniablement notre connaissance de leurs mécanismes d’élaboration.